Review 2428 : Bonjour Tristesse – The World Without Us

Nouvelle offrande de Bonjour Tristesse.

Mené par le multi-instrumentiste allemand Nathanael (Heretoir, ex-Agrypnie, ex-King Apathy, ex-Thränenkind), ce quatrième album qui s’intitule The World Without Us est la suite directe du précédent, et sort en 2024 chez Supreme Chaos Records.

Running on Emptiness nous plonge sans attendre dans une noirceur viscérale où rythmique pesante et hurlements déchirants cohabitent et se répondent, provoquant plusieurs explosions d’intensité variables qui tranchent avec les phases plus calmes, mais qui ne durent jamais bien longtemps. Les parties vocales saisissantes se multiplient alors que des éléments mélancoliques apparaissent vers la fin du titre, puis Lightbearer prend la suite en revenant à une approche Old School plus brute et glaciale, notamment sur ces mélodies perçantes qui accompagnent la fureur ambiante. La composition est courte mais incisive, et elle laissera place à la dramatique mélancolie de The World Without Us, titre éponyme lancinant qui nous emporte dans son flot ténébreux, nous ballottant entre apathie et rage désespérée. Les sursauts d’énergie sont accompagnés de mélodies entêtantes, en particulier cette explosion terrifiante après le break qui n’a rien à envier à un DSBM malsain, mais l’ouragan s’apaisera avant de revenir nous hanter en nous accompagnant vers Against the Grain où un violon rejoindra la complainte de l’instrumentale. On retrouve les poussées douloureuses du chant sur les moments les plus calmes, mais également la puissance du désespoir sur les passages effrénés et inattendus, mais The Great Catastrophe arrive bien vite pour nous imposer son rythme plus lent. La rythmique devient presque majestueuse lorsqu’elle accompagne les leads enjoués, mais le musicien ne manquera pas de nous proposer une nouvelle accélération dévastatrice pour donner vie à sa peine, qui finira inexorablement par revenir à la quiétude avant sa chute.

Ce nouveau chapitre de Bonjour Tristesse permet à son créateur d’exprimer sa douleur au travers de cinq morceaux aussi noirs que dévastateurs. The World Without Us est un recueil de tristesse intense comme on en connaît peu.

95/100

English version?

Quelques questions à Nathanael, créateur et directeur du projet allemand de Black Metal Bonjour Tristesse, à propos de la sortie de son quatrième album The World Without Us.

Bonjour et tout d’abord, merci de m’accorder de ton temps ! Comment pourrais-tu présenter le groupe Bonjour Tristesse sans utiliser d’étiquette musicale telle que “Black Metal” ?
Nathanael (tous les instruments/voix) : Bonjour Tristesse, c’est la mélancolie et la combativité, la négativité et la résistance sans compromis, la noirceur et une étincelle d’espoir qui s’éteint.

Le nom Bonjour Tristesse vient d’un poème de Paul Éluard, mais comment l’associes-tu à la musique que tu joues ? Pourquoi as-tu décidé d’utiliser un nom français pour ton groupe ?
Nathanael : Lorsque j’ai lu pour la première fois le roman de Françoise Sagan Bonjour Tristesse il y a presque 20 ans, j’ai été fasciné par son atmosphère étrange et mélancolique. Le poème A Peine Défigurée de Paul Éluard, qui a inspiré à Sagan le titre de son livre, était imprimé avant le texte proprement dit, et j’ai été immédiatement captivée par sa puissance poétique. J’ai trouvé très intéressant qu’Éluard ait été actif dans la résistance contre les nationaux-socialistes et j’ai commencé à étudier sa personne et ses textes. L’indomptabilité résistante et l’attitude intransigeante, présentes dans sa vie comme dans ses écrits, correspondaient parfaitement à ce que j’avais en tête pour un groupe de Black Metal.

Le groupe est sur le point de sortir son quatrième album, The World Without Us. Comment te sens-tu ? As-tu déjà des retours ?
Nathanael : Ça fait du bien de sortir ces chansons. Elles représentent beaucoup pour moi et franchement, je pense que The World Without Us est le meilleur album du groupe. Les réactions que j’ai eues sont très positives. Les gens semblent beaucoup aimer les chansons et l’album a obtenu la première place (avec Absolute Elsewhere de Blood Incantation) dans le soundcheck d’octobre de metal.de – l’un des plus grands sites de Metal en Allemagne.

Comment résumerais-tu l’identité de The World Without Us en trois mots ?
Nathanael : Weltschmerz (“douleur mondiale” en allemand, ndlr), chute, désespoir.

Comment s’est déroulé le processus de création de The World Without Us ? L’album est présenté comme la deuxième partie d’un cycle de deux albums, comment l’as-tu relié à Against Leviathan!, la première partie ? As-tu remarqué des changements ou des évolutions dans le processus de création ?
Nathanael : J’ai écrit et enregistré les deux albums pendant la pandémie. Ils ont un son assez brut et sont, si l’on peut dire, plus “vrais” que l’album précédent Your Ultimate Urban Nightmare. Des inspirations similaires ont conduit à l’écriture de ces disques et ils partagent un leitmotiv commun : en tant que penseur critique, on peut trouver des griefs, de l’obscurité et de la douleur partout dans notre monde. La croyance de la civilisation industrialisée dans le progrès et son addiction à la technologie ont conduit à la destruction du monde naturel depuis le début de l’agriculture, et de plus en plus depuis l’industrialisation. L’égoïsme et l’arrogance de ce qu’on appelle “l’humanisme” dévorent les derniers espaces naturels. La nature sauvage devient de plus en plus rare. En outre, l’humanité moderne se détruit elle-même. Isolés et consumés par la manie des médias sociaux, de plus en plus de gens perdent le sol sous leurs pieds. Lorsque j’écris Bonjour Tristesse, différents philosophes et penseurs radicaux m’inspirent énormément. Hannah Arendt, par exemple, a analysé avec précision et pertinence le caractère impur de la société de masse. Martin Heidegger est allé au cœur des problèmes de la technologie et des penseurs comme Lewis Mumford ont pu montrer à quel point le monde urbain moderne isole ses habitants. Paul Shepard et John Zerzan, en s’appuyant sur les résultats révolutionnaires des recherches archéologiques des 50 dernières années, ont formulé une critique sociale profonde qui revêt une grande importance pour les deux derniers enregistrements de Bonjour Tristesse.

L’illustration provient-elle à nouveau de R. L. Tubbesing ? Quelles étaient les lignes directrices pour celle-ci, et comment la relies-tu à la pochette de l’album précédent ?
Nathanael : La pochette de The World Without Us a été créée par la talentueuse artiste qui dirige le studio Brookesia. Elle est encadrée par un cadre Tubbesing pour correspondre à la pochette de l’album précédent. Le symbolisme des deux œuvres accompagne l’intrigue principale et sous-jacente : Against Leviathan! met l’accent sur la lutte contre le moloch de la civilisation et la foi aveugle dans le mythe du progrès. Le corbeau blanc de Tubbesing s’inspire d’un mythe amérindien très intéressant sur la reconquête de leur monde par les envahisseurs blancs. Le zeppelin “Hindenburg” en flammes sur la pochette de l’album symbolise à la fois la chute du fascisme et la fin de la civilisation industrielle. La pochette de The World Without Us montre les ruines d’une usine, des oiseaux et des plantes qui reprennent possession de l’espace. Au centre, un loup solitaire regarde le spectateur. Les ruines prouvent que le monde “civilisé” a péri et que ses vestiges sont repris par la nature. Le loup, principal protagoniste de l’image, montre clairement que ce monde est gouverné par les animaux et non par les humains. Les deux couvertures d’album sont donc à la fois tragiques et pleines d’espoir, selon le point de vue du spectateur.  L’art a pour but d’encourager les spectateurs/auditeurs à réfléchir à ces thèmes et de les inciter à tirer leurs propres conclusions.

En ce qui concerne l’album lui-même, le son du groupe est ancré dans le Black Metal, mais comment ajoutes-tu ta propre touche violente mais mélancolique ? Y a-t-il des groupes que tu considères comme des sources d’inspiration ?
Nathanael : Je ne suis pas sûr d’avoir une réponse convaincante à cette question. Quand je me sens inspiré pour écrire une chanson de Bonjour Tristesse, je prends ma guitare et j’essaie de créer des sons qui reflètent mes émotions. Au final, c’est tout ce que je fais et j’ai appris que le Black Metal offre les moyens les plus puissants pour y parvenir. Si cela conduit à une sorte de “signature atmosphérique” reconnaissable de Bonjour Tristesse, j’en suis très heureux. Ma musique vient toujours de l’intérieur. La tristesse est l’humeur de base et le leitmotiv émotionnel du groupe. Il y a des morceaux de Bonjour Tristesse en colère, désespérés, haineux et pleins d’espoir, mais en fin de compte, ils sont tous tristes. Je m’inspire de tous les groupes de Black Metal classiques. Si je devais choisir trois groupes en particulier, je citerais les premiers Austere, les premiers Xasthur et Woods of Desolation.

As-tu une chanson préférée sur cet album ? Ou peut-être la plus difficile à réaliser pour l’album ?
Nathanael : Ma chanson préférée pourrait être Running on Emptiness, parce qu’elle est dramatique, mélancolique et pleine de colère, de mépris et d’énergie. Elle reflète très bien ce que représente l’ensemble de l’album. J’aime aussi beaucoup le final de la chanson titre The World Without Us, parce qu’il est particulièrement négatif et touchant sur le plan émotionnel. Je pense que l’on peut ressentir le chagrin et la tristesse sincère qui se dégagent de cette partie.

Où trouves-tu l’inspiration pour créer de la musique et des paroles ?
Nathanael : Beaucoup de choses m’inspirent pour écrire les chansons de Bonjour Tristesse, car beaucoup d’éléments de notre vie quotidienne sont intrinsèquement mauvais, douloureux, destructeurs ou horribles sous quelque forme que ce soit. Nous vivons dans des sociétés construites sur l’avidité, la destruction, l’égoïsme et le vide. L’impuissance perçue et la colère qui en résulte face au monde quotidien superficiel et complètement dénué de sens de tant de gens, ainsi que la profonde tristesse face à la perte du monde naturel, sont les principales inspirations et forces motrices de Bonjour Tristesse. Je m’intéresse à de nombreux sujets et j’aime beaucoup lire. Une nouvelle perspective peut être une source d’inspiration et conduire à la création d’une chanson. Par exemple, je recommande à tout le monde de lire Against His-story, Against Leviathan de Perlman et Future primitive de Zerzan, qui ont tous deux été des sources d’inspiration importantes pour les deux derniers albums. Comme introduction à une critique de la civilisation, je recommanderais Walden d’Henry David Thoreau et Ishmael de Daniel Quinn. J’ai toujours voulu savoir pourquoi le monde est tel qu’il est. Les livres mentionnés m’ont tous donné matière à réflexion. Cependant, malgré toute la théorie, il ne faut pas oublier que la vie (pour l’essentiel) ne se déroule pas dans les livres et que les expériences significatives de la vie en commun avec d’autres personnes ou de l’interaction avec la nature sont d’une toute autre qualité. Le sociologue et métalleux Hartmut Rosa décrit la nature comme l’une des sphères de résonance les plus importantes pour l’homme, nécessaire à la construction d’une relation réussie avec le monde et d’un caractère sain. Je trouve cela très convaincant. En ce sens, il ne sert à rien de se contenter de lire sur la nature, il faut partir et marcher dans la nature. Dans notre monde artificiel, bruyant et hypocrite, les montagnes et les forêts qui entourent ma maison sont pour moi des lieux de retraite et de paix intérieure.

Bonjour Tristesse est un one-man band, mais aimerais-tu jouer tes chansons en live, et pourquoi ?
Nathanael : On me demande assez souvent si je vais jouer des concerts avec Bonjour Tristesse. J’aime beaucoup cette idée, mais il faudrait y consacrer beaucoup de temps et d’énergie. Il me faudrait trouver des musiciens intéressés (bien que j’en connaisse déjà certains qui seraient ravis de le faire), nous devrions répéter et, bien sûr, passer du temps sur la route avec Bonjour Tristesse pourrait devenir un défi tout en jouant dans Heretoir – et vice versa. Donc en général, j’aimerais beaucoup jouer en live un jour, mais je ne suis pas sûr que cela se produise un jour. Voyons ce que l’avenir nous réserve.

Tu collabores avec le label Supreme Chaos Records depuis deux albums maintenant, comment se passe la relation entre vous ?
Nathanael : Très bonnes. J’aime beaucoup Robby, le propriétaire du label. Ces dernières années, il a rassemblé autour de lui une équipe compétente qui fait un excellent travail en réduisant le chaos qui règne au sein de Supreme Chaos Records. Robby est toujours enthousiaste et plein d’énergie créative, et au final, il livre toujours des disques de haute qualité dans différentes versions.

Y a-t-il des musiciens ou des artistes avec lesquels tu aimerais collaborer ? Que ce soit pour une chanson, ou peut-être plus.
Nathanael : Certains me viennent à l’esprit, mais dans l’ensemble, je suis assez heureux d’être le loup solitaire qui crée du Black Metal tout seul.

Que sais-tu de la scène Metal française ? Y a-t-il des groupes que tu connais et que tu apprécies ?
Nathanael : J’ai joué plusieurs fois en France et j’ai toujours apprécié les gens et la scène là-bas. En ce qui concerne les groupes : Je dois citer Alcest bien sûr. Leur musique est incroyable et ils sont très sympas. Une fois, nous avons rencontré Pierre (Pierre “Zero” Corson, guitariste live, ndlr) au Mexique alors que nous (Heretoir) étions en tournée là-bas, ce qui était vraiment génial. 

C’était ma dernière question, merci beaucoup de m’avoir accordé de ton temps et pour ta musique, je te laisse les mots de la fin.
Nathanael : Merci de m’avoir donné l’occasion de parler de mon groupe et de ce qui m’inspire pour faire de la musique.

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